Les lignes de démarcation s’estompent progressivement entre TradFi et finance crypto, même si des freins demeurent. Tokenisation et security tokens aiguisent les appétits et l’euro numérique pourrait en faciliter l’adoption. Avis d’experts de l’AFG, Bpifrance, CACEIS et Oddo BHF.
Jean-Marc Stenger, CEO de SG Forge, l’expliquait dans une interview : la mise sur le marché des premiers produits financiers tokenisés en Europe passera par trois étapes. La première, c’est l’organisation des transactions. Cette phase est déjà engagée. La suivante s’appuiera sur le Régime Pilote.
La dernière étape sera le basculement de pans entiers de marchés sur la blockchain. L’adoption de monnaies numériques de banque centrale en sera l’un des déclencheurs. D’autres moteurs seront nécessaires. Et ceux-ci se mettent progressivement en marche, comme l’illustraient des experts de la finance traditionnelle et crypto réunis sur la conférence AM Tech Day 2022.
Les opportunités de la tokenisation
Parmi les acteurs de la gestion d’actifs, représentés par l’Association Française De La Gestion Financière (AFG), crypto et blockchain sont des sujets d’intérêt de longue date, comme en témoigne la présidente de sa commission innovations technologiques.
C’est un sujet que nous suivons attentivement », déclare Muriel Faure.
L’organisation prévoit d’ailleurs d’aborder de nouveau le thème crypto en novembre dans le cadre d’un livre blanc consacré à la digitalisation des fonds de gestion. Et lorsque cette industrie se projette sur 5 à 10 ans, elle anticipe la place qu’occupera la tokenisation des actifs, jugée « fortement créatrice d’opportunités ».
Pour que ces opportunités se concrétisent, et afin de favoriser l’investissement, des freins, « psychologiques, réels, fiscaux aussi », devront cependant être levés. Il s’agit ainsi de faciliter les transactions sur Bitcoin, « qui offre la plus grande liquidité », mais pas seulement, ni même en priorité.
Les opportunités sont encore plus grandes sur la tokenisation des actifs », insiste la cadre de l’AFG.
Néanmoins, l’investissement des particuliers se heurte à des obstacles, alors même que la loi Pacte autorise en principe les allocations à des fonds crypto. Problème : ces derniers, par exemple sur l’assurance-vie, ne trouvent pas de distributeurs et ces produits restent cantonnés aux clients professionnels.
Il faut vaincre les blocages, dont celui de la distribution par les compagnies d’assurance », note Muriel Faure.
Les sociétés de gestion y travaillent donc. A ces actions doivent également s’ajouter des opérations d’acculturation, notamment auprès des services risques et des conseillers bancaires.
L’adoption crypto dans la TradFi tirée par la demande client
Cette tâche d’acculturation, la banque Oddo BHF l’a menée en interne, sur plusieurs années, et auprès des différentes fonctions de son organisation. Cette étape a démarré 4 ans plus tôt en partenariat avec Consensys au travers du projet « from zero to crypto », déclare Alexis Le Portz, directeur de l’innovation de l’entreprise.
Ce projet nous a servi à expliquer ce qu’étaient un token et une blockchain, quels en étaient les usages et comment ils pouvaient interagir avec les systèmes en interne, puis de commencer à rassurer », poursuit-il.
Les résultats ont attendu 2022 pour se manifester, via notamment une prise de participation dans Coinhouse. D’autres sont attendus, via par exemple des partenariats.
La volatilité de Bitcoin constitue un atout et un désavantage, observe le responsable d’Oddo. Banque franco-allemande et suisse, elle doit en outre composer avec trois cadres réglementaires distincts. En revanche, elle peut s’appuyer sur la conviction de son dirigeant Philippe Oddo et sur l’intérêt de ses clients.
L’adoption de la crypto est un cheminement, dont le point de départ est souvent la demande client, comme chez CACEIS au travers d’une société de gestion et d’un family office, témoigne son directeur du digital, Arnaud Misset.
Nos clients, dont un en particulier, nous ont demandé de jouer le rôle de custodian, dépositaire et administrateur de fonds. Le custody n’est pas chez nous pour le moment. Le service est en cours de développement et ouvrira début 2023″, annonce-t-il.
Tokenisation et security token montent chez CACEIS
Dans cette perspective, l’acteur de la finance s’associera à Taurus pour la conservation des clés privées des actifs. Le CDO de l’établissement bancaire, filiale du Crédit Agricole et de Santander, observe donc des évolutions et une extension du périmètre de la crypto.
Le shift est assez clair. Deux à trois ans auparavant, on ne parlait que de crypto-monnaies. Aujourd’hui, au moins un quart de nos demandes portent sur de la tokenisation et des security tokens. On voit que le marché évolue et évolue rapidement. »
Le rythme de cette transformation supplante d’ailleurs celui de la réglementation, ce qui n’est pas sans constituer un obstacle.
Il est nécessaire que la réglementation qui se met en place apporte le confort, la confiance, et rassure [conseillers et équipes risques] (…) Ma seule crainte c’est le temps très long de ces réglementations », souligne Muriel Faure en référence au Régime Pilote et à MiCA avec des échéances probables en 2029 et 2025.
Difficile donc a priori de concilier les temps longs du réglementaire et les temps très courts de domaines innovants comme la crypto. Pour mettre un pied dans la crypto dans ce contexte de flou juridique, Oddo BHF a choisi, sur le court terme, d’investir et de mettre en place des partenariats avec un partenaire spécialisé, Coinhouse.
Pour ses autres initiatives, la banque vise le moyen et long terme. « Ce qui est compliqué, c’est d’expliquer que ce ne sera pas pour 2023. C’est une réalité que des dirigeants, peut-être un peu loin du sujet opérationnel et technologique, ont du mal à comprendre », constate Alexis Le Portz.
L’Europe doit favoriser le pragmatisme sur la crypto
La fragmentation des réglementations ne facilite pas non plus cette compréhension. Les différents assets numériques (crypto-monnaies, CBDC, NFT, security token…) dépendent de cadres juridiques distincts. De plus, la garde de crypto-monnaies soulèvent des questions épineuses en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Des solutions comme celle de Chainalysis ont néanmoins émergé sur le marché pour répondre à ces problématiques.
Au niveau de la conservation, le sujet n’est plus trop sur la partie opérationnelle et technique (…) mais beaucoup plus sur les aspects risques et compliance où les discussions restent ouvertes sur de multiples points… et peuvent durer un certain temps », réagit Arnaud Misset de CACEIS.
Ivan De Lastours met d’ailleurs en garde contre un dilemme du prisonnier, qui pourrait affecter l’Europe. « La planète crypto ira là où elle peut s’exprimer », déclare le pilote crypto & blockchain de Bpifrance. Or, le « pragmatisme » des institutions et régulateurs américains favorise aujourd’hui l’implantation de cette industrie aux US.
Nous sommes un peu à la croisée des chemins. J’espère que nous ferons les bons choix et que nous trouverons une voie européenne pour aboutir à une synthèse intelligente, comme cela a été fait sur d’autres sujets », exhorte le spécialiste de Bpifrance.
L’euro numérique wholesale : « un booster »
La représentante de l’AFG voit dans MiCA un pas dans cette direction. L’industrie financière a d’autres attentes cependant, dont la CBDC. Muriel Faure se félicite d’ailleurs des travaux de la Banque de France sur la création d’un euro numérique de gros en 2023.
C’est un élément essentiel pour le succès des projets en régime pilote pour un règlement sans rupture (…) Ce sera extrêmement déterminant et un booster pour le développement des utilisations blockchain et des crypto-actifs », soutient-elle.
Cette analyse est partagée par Arnaud Misset. « On attend avec impatience les monnaies digitales de banque centrale », déclare-t-il. La CBDC, faute d’un usage en Europe des stablecoins, est indispensable pour réunir les parties cash et titres sur la blockchain et ainsi permettre une bascule de la finance de marché.
Le secteur a aussi besoin d’un marché secondaire pour se développer, prévient le CDO de CACEIS. Le secondaire, et la liquidité qu’il introduit, n’est pas attendu avant trois à cinq ans toutefois. Arnaud Misset appelle en outre à remettre la question de l’interopérabilité « au cœur du débat », en commençant par celle entre CBDC et stablecoins existants.
En conclusion, Ivan De Lastours encourage les dirigeants européens à investir dans des capacités technologiques, comme ont pu le faire les États-Unis avec Chainalysis, « une base de données d’intelligence sur toutes les transactions crypto. C’est un vrai trésor de guerre ».
Ils ont pris des risques et fait des chèques en blanc pour faire émerger des champions (…) Il faut aussi [Ndlr : l’Europe] que nous investissions sur des outils pour disposer de notre propre capacité technique (…) C’est un enjeu européen. »
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